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L’Alsace par Vidal de la Blache en 1908

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10 janvier 2013

ALSACE
Par Paul Vidal de la Blache, extrait de « La France, tableau géographique »-1908 _

Un large souffle de vie générale court à travers la vallée du Rhin. Les 3oo kilomètres de routes le long des montagnes, qui courent de Mayence à Mulhouse ou de Francfort à Bâle, sont pour l’habitant du Nord l’initiation de contrées nouvelles. Le contraste est déjà grand entre cette nature riante et variée et les plates Néerlandes ou les monotones plaines de l’Allemagne du Nord ; mais au-delà il en laisse entrevoir, ou soupçonner de plus grands encore. Toute une vision de rapports lointains se résume dans ce fleuve chargé de villes, qui serpente entre les coteaux de vignobles et les vieux châteaux. Dans le paysage idéal, dont le peintre des vierges flamandes, Jean Van Eyck, aime à faire le fond de ses tableaux, ce qui apparaît par-delà les sinuosités infinies du fleuve, ce sont les Alpes neigeuses brillant par ciel clair à l’horizon.
Ce fut, en effet, et c’est encore pour le Nord de l’Europe une des routes des pays d’outre-mont, comme aussi la voie par excellence de la Bourgogne et de la Provence. L’Ouest y trouve, de son côté, l’accès du Danube ou, par les passages de Hesse ou de Thuringe, celui de la Basse-Allemagne. Les rapports se croisent dans ce carrefour vraiment européen. Le jour ou la France, échappant au cercle où s’était d’abord enfermée sa vue entre l’Escaut et la Loire, entra en contact avec la vallée rhénane, fut pour elle la date d’une foule de rapports nouveaux. Elle apprit à connaître une forme de germanisme très différente de celui des Flamands et des Anglo-Saxons : le germanisme continental, lié avec l’Italie, imprégné de civilisation ancienne. Elle entra plus pleinement dans la vie européenne.
Le Rhin est un hôte récent dans la vallée qui porte son nom. Lorsque, vers le commencement de la période diluviale, ses eaux, par la porte dérobée de Bâle, commencèrent à se frayer passage dans la vallée, ce fut d’abord dans la direction de l’Ouest qu’elles s’écoulèrent. Une traînée de cailloux et graviers alpins, qu’on suit au sud d’Altkirch et de Dannemarie, dénonce l’ancienne liaison qui se forma, aux débuts de la période actuelle, avec la vallée du Doubs. Ce fut la première invasion de débris alpins. La dépression formée entre la Forêt-Noire et les Vosges s’ouvrit alors pour la première fois aux eaux sauvages des Alpes. Cependant il fallut encore attendre, pour que la vallée eût son fleuve, que l’enfoncement progressif de son niveau eût détourné vers le Nord l’irruption des eaux rhénanes. Le Rhin prit alors sa direction définitive ; il sillonna dans le sens de la longueur celte fosse où il n’avait pénétré que tard, par effraction. Encore en sort-il, vers Bingen, comme il y entre, à Bâle, par un chemin de traverse, en sens contraire du prolongement de la vallée ! N’importe : par la longueur de son trajet et le travail qu’il a accompli, le Rhin s’associe inséparablement à la vallée dont il n’est pas l’auteur. Il la personnifie. Il symbolise son rôle historique. Son nom seul est comme la condensation d’un long et mémorable passé. On ne voit pas ses eaux vertes fuir à travers les peupliers et les saules sans ressentir le frisson de l’histoire.
Mais l’Alsace n’est pas simplement une portion de la vallée du Rhin : c’est, dans ce cadre, une contrée distincte. La vallée s’infléchit nettement et se prolonge vers le Sud-Ouest. Là commence l’Alsace, au vestibule qui mène vers la vallée de la Saône.

  Entrée de l’Alsace

Les traits caractéristiques dont se compose l’Alsace ne se dégagent pas tout de suite, quand on y pénètre par Montbéliard ou par Belfort. Au sortir de la brillante vallée du Doubs, c’est d’abord une impression de tristesse. Les argiles lacustres d’époque tertiaire ont déposé un manteau de terres froides, parsemées d’étangs, uniforme, qui dominent les prairies et les bois. Les eaux indécises se traînent dans ce paysage effacé.
Mais bientôt, vers l’Est, commence un pays de collines, entre lesquelles l’Ill a nettement creusé sa vallée. La vigne s’y montre avec les calcaires. Le pays s’élève jusqu’aux plissements jurassiens de Ferrette. Sec et accidenté, il tranche sur ce qui l’avoisine à l’Ouest et au Nord. Mais c’est encore la physionomie de la Franche-Comté plus que de l’Alsace.
La physionomie de l’Alsace commence à se dessiner, comme en raccourci, vers Thann, au pied des Vosges. A l’entrée d’une riche vallée qui s’enfonce profondément dans la montagne, la vieille cité tortueuse inaugure la série des localités prospères qui se pressent à la lisière des Vosges. Celles-ci présentent à l’Alsace leur bord fracturé, le long duquel subsistent des lambeaux de roches calcaires, qui donnent à ce versant une ceinture de collines dites sous-vosgiennes. Là se déroule le glorieux vignoble. En longs talus adoucis, ces collines s’inclinent vers la plaine, finissant par disparaître sous le lœss ou limon qui suit à distance la bordure montagneuse. Les routes se pressent, la contrée s’anime : c’est le commencement de la zone vivante où des vallées basses débouchent entre des coteaux exposés au soleil, en face des champs où tout vient à souhait.
Ici pourtant le lœss n’est qu’une étroite frange ; et la plaine qui s’étend au-delà vers l’Est a un aspect de taillis et de landes. Les maisons sont rares sur les 13 kilomètres qui séparent Cernay et Mulhouse, car le sol de gravier, qui laisse filtrer l’eau, est quasi rebelle aux cultures. L’origine de cet ingrat cailloutis est vosgienne ; ce sont les débris que la Doller et la Thur ont entraînés au cours des démantèlements qui ont réduit au niveau actuel les montagnes voisines. Souvent balayée par des vents secs, aucune autre partie de l’Alsace ne rappelle mieux l’état de steppe par lequel, à en juger d’après la faune, a passé, aux époques interglaciaires, l’Alsace entière. On y suit, le long d’un lambeau de forêt, un tronçon de la voie romaine qui venait de Besançon. Ce fut un lieu de passage et de foires. Situé au seuil de contrées diverses, il servait aux échanges et transactions périodiques avec Bourguignons, Comtois et Lorrains. L’Alsace s’y fournissait de bétail, dont le manque s’est toujours fait un peu sentir dans ses campagnes ; et la plaine a conservé, de ce fait, son nom populaire, Ochsenfeld ou champ des bœufs.

  Forêt de plaine

Partout, dans la physionomie complexe de l’Alsace, persiste le souvenir des actions torrentielles. Les puissantes masses de débris qui furent entraînées des montagnes, et, sous forme de graviers ou de cailloux, étalées dans la plaine, entrent pour beaucoup dans l’aspect actuel et l’économie générale du pays. A l’ouest de l’Ill, leur provenance est vosgienne. Souvent elles ont été recouvertes par des couches de lœss, et n’existent plus alors que dans le sous-sol, à l’état de lits de graviers et de sables. Mais parfois elles occupent la surface même et s’y étalent. Aussitôt revient, comme compagne inséparable de ces sols infertiles, la forêt ; chênes et pins continuent à occuper encore en maîtres de vastes espaces que la culture a renoncé à conquérir. On voit ainsi se succéder, en correspondance avec les débouchés des vallées, d’anciens deltas torrentiels sous forme de nappes boisées, qui, sporadiquement, interrompent la campagne plantureuse et féconde. La Forêt de Brumath, et surtout la Forêt Sainte, l’antique solitude sylvestre et giboyeuse qui s’étend sur 14 000 hectares au nord de Haguenau, se maintiennent sur les sables rouges que la décomposition des grès vosgiens a livrés à l’action torrentielle. Dans la vie historique, comme dans l’évolution géologique de la contrée, ces forêts sont un trait essentiel. Jadis plus vastes, elles furent des domaines de chasse, ou même des lieux de sépulture, à en croire les tumulus nombreux dont elles sont parsemées. Elles s’associent aux souvenirs et aux légendes ; elles font partie de l’image que l’Alsacien se fait de l’Alsace.

  Terrasses diluviales

La Hardt, la forêt par excellence du Sud de l’Alsace, qui commence à Huningue et par une série de démembrements se prolonge jusque vers Markolsheim, est d’origine non vosgienne, mais alpine. Ses taillis de chênes et de charmes assez clairsemés croissent sur le cône de débris, de plus en plus allongé par les eaux courantes, dont s’est déchargé le Rhin au détour de Bâle. Dans cette construction gigantesque qu’il a édifiée lui-même avec les matériaux arrachés aux Alpes, le Rhin n’est pas encore arrivé à creuser assez profondément son lit pour atteindre le substratum tertiaire. Il continuerait, sans le chenal où il a été artificiellement contenu, à divaguer comme autrefois en sillons parallèles, en sinueux méandres, en un lacis compliqué embrassant des marais ou des îles de verdure, Ried ou Grün. Il reviendrait visiter de temps à un autre le labyrinthe pittoresque des fourrés d’osiers, de joncs, de roseaux et de saules, ou s’ébat le gibier aquatique et qu’épient du haut des airs les oiseaux migrateurs.
Cependant, dans la masse de débris qui constitue le talus édifié à l’époque diluviale, le fleuve a entaillé de lui-même des terrasses successives. A Huningue elles se dessinent au nombre de trois : elles s’abaissent ensuite et se simplifient graduellement, non sans former, entre le Rhin et la Hardt, un talus toujours sensible qu’ont suivi les routes anciennes et modernes. Mais la nappe des eaux souterraines n’est pas arrêtée par ce talus ; elle s’introduit sous les graviers perméables qui forment le sol de la Hardt et des parties défrichées, bien qu’analogues, qui lui font suite. Ces graviers sont secs à la surface : les cours d’eau s’y infiltrent et disparaissent : mais dans le sous-sol une couche de cailloutis cimentés, toujours voisine de la surface, retient l’eau et la rend facile à atteindre par des puits. Si le sol de graviers manque de fertilité, la présence de l’eau fournit du moins aux établissements humains une des conditions indispensables d’existence.

  Marais de plaine

Mais il suffit que cette nappe perméable de graviers soit interrompue par quelque couche moins perméable d’argile ou de limon, pour qu’une partie des eaux, dont le sous-sol est gorgé dans la bande de plaine entre l’Ill et le Rhin, soit ramenée à la surface. Alors naissent des rivières parasites, simples réapparitions de la nappe souterraine où fraternisent alternativement les crues du Rhin et de l’Ill. La plupart des Graben qui, entre Colmar et Schlestadt, accompagnent parallèlement le cours de l’Ill, n’ont pas d’autre origine. La plaine prend alors un aspect marécageux, bien sensible encore, malgré les digues, les dérivations et les travaux de drainages qui représentent l’œuvre de longues générations. Ce n’est plus la campagne, Land ; mais le marais, Ried. Comme le mot Hardt règne le long de la terrasse diluviale, celui de Ried revient souvent, soit aux abords de l’Ill, soit aux abords du Rhin. On devine de loin ces prairies marécageuses entre les taillis de saules qui les bordent.

  Communication

Ces particularités de l’hydrographie sont étroitement liées aux conditions d’établissement et de circulation. Les bords immédiats du fleuve ont attiré de bonne heure des stations humaines ; le monde de vie animale qui s’y concentrait, surtout autrefois, était un appât qu’ont dû rechercher les plus anciens habitants. Mais le fleuve est un voisin incommode : il fallut utiliser, pour y bâtir des établissements durables, les terrasses que l’inondation ne pouvait atteindre, ou bien les endroits resserrés où le passage était momentanément affranchi des complications d’un large lacis fluvial. Ainsi commencèrent des établissements dont plusieurs ont subsisté, dont d’autres n’ont eu qu’une existence précaire. De bonne heure toutefois, la terrasse de la Hardt offrit une voie commode, permettant de suivre le fleuve parallèlement à faible distance. La voie romaine de Bâle à Strasbourg se conforma à cette direction, qu’avaient utilisée sans doute de plus anciennes relations commerciales. Les tumulus nombreux de la Hardt laissent entrevoir quelle fut l’importance des échanges qui avaient lieu dans ces parages, dès l’âge du bronze, entre le Nord et le Sud.
Mais autant les routes se déroulent naturellement dans le sens des rivières, autant la circulation transversale rencontre, ou surtout rencontrait d’obstacles. Villages et chemins de toute espèce se concentrent sur les minces langues de terre qui s’allongent entre les lignes fluviales et marécageuses. On voit, à intervalles réguliers, les villages se succéder en files sur un seul rang. Ces lignes d’établissements jalonnent les directions suivant lesquelles se meut la vie de la contrée. Plus écartées vers le Sud, elles se rapprochent graduellement, comme les rivières elles-mêmes, vers le Nord. Vers Strasbourg, le faisceau se noue. Jusque-là, c’est seulement entre Bâle et le Doubs, au seuil de la Porte de Bourgogne, que les rapports sont multiples et aisés en tous sens. On comprend ainsi le lien qui rattacha la Haute-Alsace à la Séquanie celtique, qui plus tard la retint sous la dépendance de la métropole ecclésiastique de Besançon.
Importante comme région de transit, l’Alsace est aussi et surtout une terre qui a attiré et fixé de bonne heure la population, qui a nourri un développement politique original.

  Climat

Le climat est remarquable. Il frappait par quelque chose de plus clair, de plus lumineux, l’attention de Goethe. Ce Rhénan de Francfort revoyait dans ses souvenirs d’Alsace les nuages qui pendant des semaines restent attachés aux montagnes, sans troubler la pureté du ciel. La remarque est fine et vraie. C’est au Sud de Strasbourg et surtout sur le bord oriental des Vosges que la nébulosité accuse une décroissance. Au tournant des Vosges méridionales, les vents pluvieux du Sud-Ouest se sont déchargés de leur fardeau de vapeurs ; ils sont descendants, c’est-à-dire plus secs. En fait, il ne tombe à Colmar que la moitié de la hauteur moyenne de pluie qu’on constate à Fribourg-en-Brisgau. Il arrive ainsi que, sur le bord occidental de cette plaine où les eaux regorgent, où l’on a vu dans des inondations restées fameuses l’Ill et le Rhin réunir leurs eaux, il y a une zone sèche où l’eau s’infiltre, parfois même fait défaut. Les rayons d’un soleil généreux activent la végétation et en prolongent la durée. L’apparition des feuilles est de quinze jours en avance sur l’Allemagne ; et, en automne, de belles journées chaudes achèvent de faire mûrir les vins capiteux des coteaux sous-vosgiens. De Thann à Mutzig, au bord des Vosges, la vigne marque le paysage d’une empreinte aussi impérieuse et exclusive qu’à Epernai ou qu’à Beaune. On ne voit qu’elle entre les gros villages blancs aux maisons serrées. Un trait de nature méridionale se prolonge par la lisière orientale des Vosges. Le châtaignier y atteint son extrême limite vers le Nord. La faune alsacienne compte même plusieurs animaux d’origine franchement méridionale - genette et lézard vert entre autres, - qui retrouvent leur midi dans la zone calcaire et sèche des collines sous-vosgiennes.
L’homme a prospéré aussi, il a profité de cette clémence accueillante de la nature. La clarté du ciel et la douceur de vivre ont mis en lui de la gaieté. « Le naturel de ce peuple est la joie », écrivait le premier intendant français qui gouverna l’Alsace. Pour bien des peuples venus de contrées plus ingrates et plus sombres, ce pays a marqué le commencement d’émancipation de la vie besogneuse, l’épanouissement joyeux dans une nature qui invite à la fécondité et en donne l’exemple.

  Le lœss alsacien

Le secret de cette fécondité tient à cette espèce de sol qu’on appelle en Alsace le lœss. Ce terrain privilégié occupe le long des montagnes une bande interrompue par les débouchés des rivières. A la surface, c’est un sol brun, limoneux, propre à la fabrication des briques, animé par de nombreuses tuileries ; mais dans les tranchées verticales qui l’entrouvrent, le long des carrières ou des ravins secs qui le coupent, on voit, sous cet épiderme, des couches friables d’un jaune clair où le calcaire dissous à la surface se retrouve sous forme de concrétions ou poupées. Les eaux s’infiltrent à travers ces couches. C’est comme un épais manteau qui couvre les pentes allongées des collines, où il s’élève jusqu’à 380 et 400 mètres de hauteur absolue : il a été déblayé au contraire et il manque dans la région basse des Ried et des alluvions récentes. Cette masse terreuse, à y regarder de près, est loin d’être homogène. Elle se compose de couches de transport, différentes par l’âge du dépôt et par les éléments qui la constituent. Des lits de graviers, argiles, sables fluviatiles existent à la base et reparaissent par intervalles entre des couches épaisses de particules plus fines, où rien n’indique l’action des eaux. Quelques-unes de ces couches sont décalcifiées, preuve qu’elles ont été longtemps exposées à l’action de l’air et des pluies. Ainsi la formation de ces dépôts est l’œuvre de longues périodes alternativement sèches ou marquées par des retours offensifs de régime torrentiel. Une masse énorme de débris, depuis les graviers grossiers jusqu’à la poussière impalpable, a été livrée par les grandes destructions vosgiennes, à l’action tour à tour prépondérante des eaux torrentielles et des vents.
Ces terrains constituent un sol nourricier qui a attiré les animaux et les hommes. Partout où il règne, soit à Tagolsheim dans le Sundgau, soit à Egisheim et en d’autres stations près de Colmar, soit à Achenheim près de Strasbourg, des objets d’industrie primitive, des ossements humains parfois, indiquent une prise de possession très ancienne, qui s’est poursuivie sans interruption sur les mêmes lieux. C’est par cette zone que l’homme a fait la conquête de l’Alsace. Avant de dessécher ses plaines noyées, de s’aventurer près des eaux vagabondes, de défricher forêts et vallées, c’est sur ces terrains naturellement secs, faciles à travailler et fertiles, qu’il a fondé, puis multiplié ses établissements. Sans la présence de ce terroir bienfaisant, on s’expliquerait peu le caractère précoce qui distingue nettement la civilisation de la contrée.
La bande de lœss est inégalement répartie le long des Vosges : Au Sud elle est étroite, souvent interrompue ; elle abandonne encore aujourd’hui près de la moitié de la Haute-Alsace aux bois ou aux landes. Mais au Nord de Schlestadt et surtout entre Hochfelden et Strasbourg, dans le pays appelé Kochersberg, elle s’étale : c’est la région rurale et agricole par excellence. Limitée au Sud par la Bruche, à l’Est et au Nord par les forêts de Brumath et de Haguenau, elle s’élève vers l’Ouest par petits ressauts jusqu’au voisinage de Saverne. Les cultures y couvrent tout ; le type exclusif de peuplement est le village : villages atteignant rarement 5oo habitants, mais très rapprochés, d’aspect riche et cossu, avec leurs larges maisons en pisé qu’égayent leurs poutres entrecroisées, leurs balcons, leurs sculptures, leur entourage de vergers.
L’Alsace est une contrée de zones géographiques bien tranchées, dont chacune a marqué son empreinte distincte sur l’homme. Le plantureux et riant village des plaines de lœss ; le village étroitement serré, bâti en calcaire blanc, sur le vignoble ; la petite ville impériale et murée à l’entrée des vallées ; puis çà et là, planant sur les hauteurs, les châteaux ruinés, les mystérieuses fortifications de temps plus anciens encore : telles sont, dans leur rapport particulier avec les différences de relief et de sol, les formes très déterminées, très individuelles et très précises que les établissements humains ont gardées en Alsace. Partout de petites autonomies, tirant des conditions locales leur vie et leur physionomie propres.

  Strasbourg

Il est un point de la plaine où les terrasses de lœss se prolongent plus avant que partout ailleurs. Dentelées à la base par des échancrures concaves qu’ont entaillées d’anciens méandres de la Bruche, elles ne se terminent qu’aux bords de l’Ill, à l’endroit où il multiplie ses bras avant de se jeter dans le Rhin. A Schiltigheim et Koenigshofen, leurs dernières éminences dominent l’île fluviale où se forma le noyau de Strasbourg. Un camp romain y succéda à quelque établissement celtique.

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Terrasses de loess entre Saverne et Strasbourg . Vidal de la Blache

Ce fut une ville rhénane, mais surtout « la ville des routes ». De bonne heure, c’est vers l’Ouest, vers Koenigshofen et les premières terrasses de lœss que s’étendent des faubourgs. Là aboutit la voie romaine qui vient de Saverne. Elle eut soin de se tenir sur ces plates-formes découvertes que l’inondation n’atteint pas, qui n’opposent pas de marais, où les rivières mêmes sont rares, et qui par-là ressemblent à un pont naturel entre le Rhin et les Vosges.
Celles-ci s’interrompent presque au Nord-Ouest de Strasbourg. Lorsque, vers Niederbronn, Woerth, Bouxwiller, Saverne, on se rapproche de leur bord, l’œil est dérouté par les traits du paysage, il n’y retrouve plus le cadre habituel de la plaine. Des collines semées sans ordre remplacent le rideau des côtes sous-vosgiennes ; il est visible qu’elles sont constituées par des pointements de roches diverses. Des sources minérales nombreuses se font jour. Ces indices font pressentir ce que l’observation géologique a constaté : l’existence d’un champ de fractures très étendu et très morcelé, tout un système de dislocations et de failles, qui, dans cette partie de la façade vosgienne, hache la structure. Entre des compartiments enfoncés se dressent des lambeaux de roches, témoins épars de rangées presque entièrement détruites. La continuité même des Vosges semble atteinte. Les grès qui, au Nord du Donon, en composent à peu près exclusivement la surface, se réduisent entre Saverne et Sarrebourg à une bande qui n’a pas plus de 20 kilomètres de large. La montée même, malgré les hardis lacets de la route dont Goethe parlait avec admiration, se réduit à 250 ou 300 mètres au-dessus de Saverne : un étage à franchir plutôt qu’un col. Dans toute l’étendue de cette région effondrée, les passages faciles se multiplient. Bitche, non moins que Saverne, offre une voie naturelle ; elle conduit vers Metz, comme celle de Saverne vers Toul et Paris.
Cette chaîne de relations se lie, à Strasbourg, avec la navigation désormais plus facile du Rhin, avec les voies qui, par la dépression de Pforzheim, se dirigent vers le Neckar et le Danube. L’importance de la cité où se nouent ces rapports ne pouvait que s’accroître. Elle tenait les passages. On retrouvait la domination de ses évoques sur les roches qui surmontent Saverne, comme sur les coteaux d’Offenburg, qui surveillent la rive droite du Rhin.
Ce fut ainsi une nouvelle personnalité urbaine, commerçante et guerrière, qui grandit dans la famille des cités d’Alsace. Elle les domine, comme la flèche de sa cathédrale domine au loin les arbres parmi lesquels elle s’élance ; mais elle est des leurs. C’est une république urbaine plutôt qu’une capitale de province. L’Alsace resta toujours le pays fortement municipal, dont la vie ne s’est jamais concentrée dans un seul foyer. De cette vie urbaine sont sorties les fécondes initiatives, aux temps de l’humanisme comme aux débuts de l’industrie moderne.
Chose remarquable cependant, l’autonomie de ces robustes individualités, urbaines, villageoises ou régionales, n’a pas nui au sentiment de l’unité de la contrée. Celle-ci a été aimée et étudiée comme peu d’autres. Une harmonie toujours présente s’exhale de cet ensemble que le regard peut presque partout embrasser : la montagne, la plaine, le fleuve. Le monde de souvenirs et de légendes qui s’y rattache s’associe aux premières imaginations de l’enfance. Enfin même cette nature d’Alsace, tout empreinte encore de l’action puissante des phénomènes géologiques, garde certains traits de nature primitive, pour lesquels est ordinairement mortel le contact d’une civilisation avancée : là peut-être est son charme le plus exquis, le principe de son action profonde sur l’homme.

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Site mis à jour le 16 février 2015
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