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Une identité paysagère forte mais archétypale

L’Alsace est une des parties du territoire national les mieux identifiées par l’histoire, la géographie, les arts, les traditions populaires… A l’instar de la Bretagne, mais selon des modalités différentes, elle est immédiatement reconnue dans un certain nombre d’archétypes culturels. Il en est de même de ses paysages dont les caractères très spécifiques sont depuis longtemps identifiés et intégrés. Aujourd’hui, guides et tourisme institutionnel, en misant sur ces « valeurs sûres », font perdurer une image à la fois idéalisée et tangible des paysages alsaciens, mais qui n’en demeure pas moins partielle.

Des représentations archétypales qui résistent au temps

« Aimez-vous l’Alsace ? C’est un beau pays, une terre bénie du ciel. Douée d’une nature généreuse, avec ses montagnes fières et riantes, ses coteaux plantés de vignes, sa plaine féconde, elle captive par son charme propre, ainsi que par les merveilles du travail humain, quiconque l’a entrevue une fois. La neige blanchit cinq mois durant les hautes cimes des Vosges, élevées comme un rempart naturel le long de sa nouvelle frontière de France, tandis que du côté allemand sa frontière ancienne, le Rhin a un cours si pressé, si rapide que les navires ne le remontent pas. Les collines, qui enlacent les montagnes boisées de leurs pampres verdoyants, distillent le vin, richesse de ses plus fiers habitants. La plaine unie, étendue entre le grand fleuve et les coteaux, ondule, quand la moisson approche, comme une mer d’épis blonds, sous les caresses de la brise. Villes et vallées y sont si industrieuses qu’elles font vivre deux fois plus de population que ne peuvent en nourrir, sur l’ensemble du territoire, toutes les récoltes d’un sol riche. Telle nous apparaît l’Alsace aujourd’hui, telle elle a été hier. Présenter ce tableau du pays, c’est vous dire son histoire, c’est vous montrer dans sa fortune la source de ses malheurs un trésor : un joyau convoité, hélas ! et toujours disputé par les nations voisines  ».

Charles Grad (1842-1890), L’Alsace, le pays et ses habitants, Hachette, 1906 [1]

Hansi et Ungerer : la permanence des représentations de l’Alsace

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Jean-Jacques Waltz, dit Hansi, L’Alsace, 1915
Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg
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Jean-Jacques Waltz, dit Hansi, Prière de l’Alsace, 1915
Bibliothèque nationale de Strasbourg

Les deux paysages représentés sont instantanément associés à l’Alsace : village niché au pied d’un coteau ou dans la plaine, avec au loin la ligne bleue des Vosges. Une campagne, malgré le contexte de guerre, belle, simple et accueillante que des personnages bienveillants – dont beaucoup d’enfants – viennent animer.

Hansi (1873-1951), auteur, peintre, illustrateur, conservateur du musée d’Unterlinden, a été le défenseur acharné d’une identité alsacienne résolument incluse dans le giron national français. Il s’inscrit ainsi dans le grand élan patriotique qui a traversé la société française à la fin du XIXe siècle, de Victor Hugo ... « Ce ciel est notre azur. Ce champ est notre terre ! Cette Lorraine et cette Alsace sont à nous. », à Augustine Fouillée, auteur du Tour de France par deux enfants, manuel de lecture scolaire, publié chez Belin en 1877. Avec d’autres, ils ont profondément ancré l’Alsace et ses paysages dans l’imaginaire national.

La « ligne claire » des dessins d’Hansi, proche de la bande dessinée, les couleurs de sa palette font que ses images sont encore aujourd’hui très largement diffusées et constituent un référentiel très opérant et présent. Elles représentent une vision à la fois idéalisée et passéiste de l’Alsace – pas de ville, pas d’industrie, pas de forêts ni de montagnes inhospitalières – bien éloignée de l’Alsace réelle d’hier et encore davantage de celle d’aujourd’hui.

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Tomi Ungerer (1931-), Im schönenstern Wissengrunde, avant 1975
Editeur : Diogenes Verlag AG Zurich
Musée Tomi Ungerer, Centre national de l’illustration, Strasbourg
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Tomi Ungerer (1931-), Eglise jouet de Hunawihr, avant 1975
Au sommet d’une colline de vignes, l’église et son cimetière fortifié forment un des sites inscrits pittoresques d’Alsace.
Musée Tomi Ungerer, Centre national de l’illustration, Strasbourg

Tomi Ungerer, artiste contemporain né à Strasbourg en 1931, profondément marqué par la guerre mais disant voulant « digérer le passé et le passé des autres » et créer « un antidote à Hansi qui nous a enseigné la haine et le patriotisme » [2] ne déroge pas, certes avec ironie et humour, à l’image traditionnelle et figée des paysages alsaciens : à gauche, un panorama sur une chapelle jouxtant une forêt de sapins, un village, un massif montagneux surmonté d’un château en ruines et au loin la plaine. A droite, une église au sommet d’une colline entourée de vignes.

« L’Alsace reste très profondément l’Alsace, inassimilable à la Franche-Comté ou à la Bourgogne voisine, ou même à la Lorraine. L’identité alsacienne, une des plus vives qui soit en France, discrète mais très sensible, est le fruit d’une histoire profondément originale, parfois lourdement tragique entre la France et l’Allemagne, entre la ligne bleue des Vosges et l’or du Rhin. Elle se manifeste maintenant par la gastronomie, les paysages, l’architecture rurale, et surtout, dans les esprits, par la langue. »

Armand Frémont, Portrait de la France, tome 1, Flammarion, 2011

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Montage de couvertures de guides touristiques sur l’Alsace
Ligne bleue des Vosges, villages nichés dans leurs vallées dont émerge le clocher d’une l’église ou d’un temple, vignobles, forteresses moyenâgeuses et maisons à colombages : depuis au moins le début du XXe siècle, ce sont les invariants des représentations des paysages alsaciens.
Éditeurs : Dernières nouvelles d’Alsace, Nouvelles éditions de l’université (Petit Futé), Michelin, Gallimard, Hachette.

« Petite région de charme entre les Vosges et le Rhin, l’Alsace est grande par sa renommée. Au carrefour des mondes germanique et latin, elle cultive l’Histoire avec passion mais s’inscrit dans le mouvement d’une Europe moderne et ouverte sur le monde. Classées parmi les plus belles de France, les cités alsaciennes remportent chaque année les grands prix du fleurissement national. Au fil de leurs fêtes et de leurs traditions, elles ont su préserver une forte identité fondée sur un certain art de vivre. Une gastronomie célèbre de par le monde, un patrimoine d’une richesse remarquable, un sens de l’accueil particulièrement développé : l’Alsace avec ses deux départements vous apporte le meilleur dans le plus beau des écrins. »

Extrait de la page d’introduction de la brochure de promotion touristique du CRT d’Alsace, 2013

Cette représentation des paysages alsaciens est confirmée par un certain nombre d’études et de sondages.

« Les éléments les plus importants du paysage sont les montagnes, les collines, (pour 47 % des Haut-Rhinois), la campagne (pour 43 %), les maisons traditionnelles (pour 41 %), la forêt (pour 30 %). Le paysage perçu est donc plus vosgien, jurassien ou sundgauvien que de la plaine. A noter que le même type de sondage effectué en 1987 avait eu pour résultat, en ce qui concerne les trois premiers éléments cités : les montagnes les collines (43 %), la forêt (45 %) et la nature (31 %). »

ISERCO, Sondage sur la perception des paysages par les habitants du Haut-Rhin, 1990

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Images issue du Portrait d’Alsace : profil identitaire / Comanaging et Région Alsace, 2011 [3]

Selon cette étude en vue de la définition d’une « marque Alsace » [4], les dominantes identitaires des paysages alsaciens sont :


- « la géométrie d’un paysage agricole très anthropisé qui contraste avec les courbes douces et méandres du paysage naturel
- des sites patrimoniaux aux skylines spécifiques, véritables emblèmes de l’Alsace
- la diversité du relief et des formes paysagères devenues des archétypes dans l’imaginaire collectif français
- une plaine d’effondrement, d’âge oligocène, épaulée latéralement par les reliefs des Vosges à l’ouest, de la Forêt noire à l’est, les contreforts du Jura alsacien au sud
- l’harmonie générale d’un paysage alsacien où dialoguent nature, campagne « peignée » et patrimoine :
des paysages propices à la cartepostalisation
- une collection de paysages « inspirés », au fort pouvoir d’évocation.
 »

Beaucoup d’images de paysages, mais pas partout

« Une Alsace presque « trop » douée pour l’image, avec l’effet pervers de la notoriété, qui vampirise l’identité par « une légion de clichés » et la réduit aux attributs, aux plaisirs et au décor d’une destination touristique : un capital plutôt positif mais sans modernité et sans « phares » contemporains ».

Comanaging et Région Alsace, Portrait d’Alsace : profil identitaire, 2011

L’Alsace ne manque certes pas d’images. La longue tradition intellectuelle et humaniste a permis depuis le XVIe siècle de diffuser bien au-delà des frontières régionales des représentations du territoire. Associée aux problématiques historiques (guerres, frontières…), l’Alsace a toujours bénéficié d’une bonne visibilité. Le travail de conservation et de communication du patrimoine pictural et photographique, d’inventaire du patrimoine, de diffusion des connaissances sur le territoire, effectué aujourd’hui par de nombreuses institutions et associations [5] est également une ressource inépuisable pour tous ceux qui s’intéressent aux paysages et à leurs évolutions. Mais en dépit de ce travail de diffusion et de recherche, certains paysages ordinaires, loin des circuits habituels de visite, ne sont que peu identifiés par les représentations. Ce ne sont ni les villes, même moyennes, ni les paysages industriels historiques dont on se soucie désormais en termes de patrimoine, qui souffrent le plus de cette sous-représentation. Ce sont essentiellement les paysages de plaine et de campagne dans lesquels la ligne bleue des Vosges, le vignoble, les reliefs de la Forêt-Noire, les forêts ne jouent qu’un rôle de composition marginal.

Les Vosges, le vignoble, Strasbourg, Colmar et Mulhouse… en tête des représentations

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Nombre de cartes postales par communes sur le site de vente en ligne de cartes postales anciennes Delcampe

 

 

 

 

Cette carte dessine une amorce de géographie des représentations des paysages et des sites alsaciens. On voit nettement se démarquer les sites urbains (Strasbourg, Mulhouse et Colmar) avec une nette prédominance de la capitale régionale et de ses environs. Les Vosges sur leur versant et leur piémont oriental sont, sans surprise, l’objet de nombreuses représentations. Cumulant les composantes « pittoresques » du relief, de la forêt, du patrimoine historique et religieux et de la vigne, auxquels s’ajoute le caractère romantique et mystérieux, ils sont les emblèmes du territoire alsacien.
La plaine – et donc les campagnes – connaissent un réel déficit d’images comme les secteurs plus excentrés du nord-ouest alsacien, Vosges du Nord, Alsace bossue par exemple.

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Carte postale, collection particulière, années 1970
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Carte postale, collection particulière, années 1980

Dans ces deux cartes postales « multivues » qui tentent de donner une image globale et donc représentative de l’Alsace, la plaine est complètement occultée. On note également l’absence du Rhin qui, très présent dans les représentations mentales, ne l’est que rarement en images. La cigogne, en revanche, est inévitable.

Mais de nombreuses appellations locales évocatrices d’une plus grande complexité des paysages

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Alsaceregionsnaturelles_01
Carte des régions naturelles d’Alsace
source : Wikipedia
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Carte des pays de France, Le guide des pays de France, Fayard 1999

Alors que l’Alsace est la région française la moins étendue, chaque « pays » ou région naturelle semble bénéficier d’un nom qui lui est propre [6]. Une richesse qui montre, au delà d’une structure géographique rapidement lisible avec la succession ouest-est des Vosges, de la Plaine et du Ried, du Rhin et les reliefs de la Forêt-Noire – une reconnaissance de la diversité des paysages alsaciens.

[1] Disponible sur Gallica.fr

[2] Extrait d’une interview donnée à France 3 Alsace, le 14 novembre 1988 pour la parution de son livre L’Alsace en torts et de travers. Cette interview est disponible sur le site INA.fr

[3] Cette étude est téléchargeable sur le site de la région Alsace

[4] Ce type d’audit identitaire a été réalisé ailleurs, notamment en Ille-et-Vilaine où il s’est concrétisé par la définition d’une marque « Haute Bretagne ».

[5] On peut citer par exemple le travail de numérisation des images d’Alsace de la Bibliothèque nationale de Strasbourg et des Archives départementales du Haut-Rhin, celui du musée d’Unterlinden sur l’Alsace pittoresque qui a fait l’objet d’une exposition en 2012, les inventaires des DRAC, observatoires photographiques travaux des CAUE et des parcs naturels régionaux…, matériel le plus souvent disponible désormais en ligne. Les collections d’Alsatiques, œuvres de sociétés savantes, d’associations…, sont également une source importante de connaissance du territoire qui n’a pas d’équivalent en France à cette échelle.

[6] Pour la définition des unités de paysages d’Alsace, voir l’analyse des découpages et dénominations existants identifiant les différentes parties du territoire régional. Cette synthèse à partir de cartes de paysages et de cartes thématiques (foresterie, agriculture, paysages, régions naturelles…) a montré le nombre très important de dénominations recensées pour décrire l’Alsace. Voir article sur les unités paysagères dans la bibliographie