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L’empreinte transfrontalière

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Arrivée du Bac de Rhinau sur le Rhin : l’entrée en France


L’histoire de l’Alsace s’inscrit dans celle de l’ensemble du grand pays Rhénan qui court sur la rive gauche du Rhin, de Bâle à Mayence. Le prince local y a souvent revendiqué une forme d’indépendance vis à vis du roi ou de l’empereur : celte, romain, hun, franc, carolingien, germanique, français, prussien, nazi.
Jusqu’à la première unification de la région à la fin du 17e s, le territoire est morcelé entre de multiples comtés et évêchés soucieux d’asseoir leur pouvoir local, et prêts pour cela à faire alliance avec un plus grand qu’eux pour tenter de se protéger du joug et des menaces d’un voisin encombrant.
Dans ce domaine, l’histoire rhénane est représentative de l’Europe occidentale, jalonnée de soulèvements et d’alliances avec un empire voisin appelé en renfort pour se libérer du joug d’un prince en place. Et chaque génération d’historiens apporte ses éclairages pour tenter de démêler qui a manipulé qui, qui a gagné quoi au final, des dominés du pays ou des autorités de l’empire appelées en renfort..
La plupart des princes, même quand leur règne n’a pas dépassé quelques décennies, une laissé une empreinte forte : la planification latine, la langue alamande, le droit foncier des francs, le village catholique mérovingien, le capitalisme hollandais, les lumières françaises. De tout cela, le paysage alsacien est une synthèse… alsacienne.
L’histoire de l’Alsace commence sans doute avec l’établissement des Alamans, qui imprime une véritable unité culturelle. Leurs villes jalonnent l’un des corridors historiques entre l’Europe du nord et l’Europe du sud. Ce couloir est encadré de deux forteresses naturelles –Hautes Vosges et Forêt Noire- qui surveillent la plaine.
Le sort politique des alsaciens ne s’unifie qu’à la révolution française. Jusque-là il subsiste non pas une histoire, mais des histoires, en particulier pour l’Alsace bossue, enclave française dans l’empire germanique, puis enclave Lorraine dans la région alsacienne.
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l’Alsace : du combat franco-allemand à la coopération européenne
La région alterne les périodes de trouble où chacun bâtit ses fortifications, et les périodes de retour à un pouvoir central fort qui encouragent ou imposent de les effacer. Cette histoire a des traits communs aux pays de « marche », toujours disputés aux confins des empires. Les pays de marche sont nombreux en Europe, et plus encore en Europe centrale et dans les Balkans. Parmi eux, rares sont ceux qui peuvent prétendre à une identité paysagère aussi forte, ni à cette étonnante stabilité culturelle et linguistique qui traverse les épisodes de son histoire mouvementée ; et aucun n’a aussi souvent changé de camp ainsi, d’un seul bloc. Les clochers, fortifications, mémoriaux qui nous sont parvenus sont donc à la fois les témoins et les rescapés de ces cycles que l’Alsace a connus avec chacun de ses grands princes.
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Répartition des celtes et des germains aux 6e et 3e s avant JC. Source wikipedia

Au centre du pays celte

600 ans avant JC, l’Alsace actuelle est au cœur d’une vaste région celte qui court du Danube à la Bourgogne. A cette époque, les germains sont encore des peuples nordiques. 300 ans plus tard, les celtes se sont répandus dans toute la France actuelle ; ils seront chassés par les romains, les germains. Les « pays celtes » d’aujourd’hui sont sur la frange ouest de l’Europe car selon un phénomène classique, une ancienne civilisation dominante, une fois chassée, perdure souvent aux marges de son ancien territoire d’extension maximale.



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La frontière romaine du Rhin au 4e s. L’actuel haut Rhin est dans la province romaine de sequanorum ; le bas Rhin dans celle de germania. L’ensemble fait face au pays des Alamans et des Francs. La notion d’Alsace est encore très loin d’exister. Les villes et les axes principaux, en revanche, sont déjà en place.

A la frontière nord de l’empire Romain

La victoire de César sur Arioviste en -58 inscrit durablement la rive gauche du Rhin comme un pays de cocagne convoité à la marge des empires
L’ironie de l’histoire veut qu’au moment où Jules César bat Arioviste, en 58 avant JC, la situation est déjà compliquée, mais elle en préfigurera bien d’autres. Arioviste lui-même est un chef germain appelé en renfort par les gaulois « alsaciens » de l’époque –les Séquanes- initialement pour les libérer du joug de leurs voisins Éduens. Or Arioviste et ses mercenaires, découvrant sans doute les atouts du paysage local sont peu pressés de repartir. Ils en profitent pour imposer à leurs hôtes une dette de guerre démesurée. L’argument de la dette de guerre est visiblement une bonne méthode : la plupart des envahisseurs qui se succèderont y auront recours pour envahir l’Alsace sans (trop) combattre. Être le chef de guerre en Alsace, cependant, est parfois risqué : quelques années plus tard, Arioviste devra faire face aux armées de Jules César, …avec lequel les Séquanes avaient entretemps entamé quelques tractations. L’actuel haut Rhin est dans la province romaine de sequanorum ; le bas Rhin dans celle de germania. L’ensemble fait face au pays des Alamans et des Francs. La notion d’Alsace est encore très loin d’exister.

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Strasbourg au haut moyen âge. Le quadrillage romain et ses routes d’accès sont encore perceptibles aujourd’hui malgré les aménagements du haut moyen âge qui ont brouillé la structure initiale. source CUS 2002

Les romains établissent des villes garnison sur des terrasses en retrait des caprices du Rhin

Ces villages de la plaine sont tracés sur une maille de canaux qui passent au pied des maisons.
Pour sécuriser la frontière de l’empire, les romains établissent des villes de garnison proches d’un gué de franchissement du fleuve. C’est ainsi que la garnison de Strasbourg est implantée aux limites raisonnables de la zone inondable en bordure d’une terrasse basse. Elle est aussitôt reliée à l’empire par de solides voies pavées disposées en étoile vers la plaine. Le « strass-burg » est, étymologiquement, un fort militaire le long d’une route.





A l’ouest du pays Alaman

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Plusieurs invasions de peuples de l’Est traversent successivement l’Alsace

A-partir du 5e s, la rive gauche du Rhin s’affirme comme pôle du pays « alaman »

Le pays Alaman court de Bâle à Strasbourg et réunit aujourd’hui encore alsaciens, badois, suisses.

Le pays alaman est au départ un royaume du IIIe siècle qui couvre la Forêt Noire et sa périphérie. Ses guerriers harcèlent les gallo-romains. Les romains guerroient et sont contraints à pactiser d’abord avec des Francs dès la fin du IIIe siècle. Cette introduction de pans de culture germaine dans le système politique et culturel du sud de l’Europe occidentale ne s’interrompra pas.
Après plusieurs tentatives infructueuses, les alamans défont les romains en 417 ; ils préfigurent la longue liste de peuples envahisseurs de culture germanique qui arrivent de l’est à partir du IIIe siècle. Lors de la vague principale des 5e et 6e s, l’Alsace se voit dominée par des élites vandales, alamanes, puis franques tandis que les nouveaux chefs bourguignons sont burgondes tandis que les wisigoths ont préféré partir guerroyer dans les contrées ensoleillées de l’Europe méditerranéenne. Ces peuples étaient eux-mêmes chassés par les huns fuyant semble-t-il un refroidissement climatique sur l’Europe centrale.

Les dialectes rapprochent les alsaciens de leurs voisins : français, suisses, allemands du palatinat et allemands badois.

Le royaume alaman ne règnera pas longtemps en Alsace [1] : leur défaite face à Clovis est une date clef de la christianisation du pouvoir politique en Europe. Leur royaume disparaîtra entièrement au VIIIe siècle en suisse suite à l’assassinat collectif de ses dirigeants [2]. L’empreinte de ses populations, de sa langue, cependant, marque encore de nos jours ses anciennes provinces.

Avant poste à l’ouest du Saint Empire Germanique

Du XIe au XIIIe siècle, des fortifications sont édifiées.
L’ère mérovingienne dessine la carte des villages et nous laisse des ouvrages défensifs aux murailles massives. L’église romane, qui accompagne l’établissement des villages et les défrichements des XIIe et XIIIe siècles, témoigne de cette époque où l’Alsace est, avec le bassin rhénan, l’un des pôles principaux du saint empire germanique.

La ville fortifiée est un privilège prisé de la famille comtale

Dès le XIIIe siècle les municipalités des villes rhénanes s’affranchissent des autorités civiles et religieuses : l’évêque ou l’empereur. La décapole, en 1354, consolide leur indépendance. Elle regroupe la plupart des villes de l’Alsace actuelle, à l’exception notable de Strasbourg, qui reste sous l’autorité de son évêque.
Les murailles de la ville témoignent de cette période à partir de la fin du XIIIe siècle, où l’urbanisation s’accélère ; le pouvoir politique se morcelle en petits comtés une cinquantaine de villes, dont une partie sous protection de l’empereur, lancent un grand chantier de construction de murailles. Elles seront souvent, au mieux démantelées par leur successeur et au pire, détruites avec la ville qu’elles espéraient protéger. Beaucoup de ces villes –mais pas toutes- se déclareront protestantes lors de la Réforme.

La cathédrale, la collégiale sont des points d’orgue au XV siècle

Ce mouvement culmine au XVe siècle, en pleine période de gothique flamboyant, avec la construction de la flèche de la cathédrale de Strasbourg, de la collégiale de Thann.

Le château sur son éperon

Au VIIIe siècle, les carolingiens bâtissent peu de forts. A l’image des romains, ils pacifient leurs provinces par leur puissance militaire. Ils en bâtissent beaucoup, en revanche, à partir du IX siècle.
Des châteaux forts, « Burgen », sont édifiés sur des éperons de grès dominant la plaine d’Alsace. Leur silhouette domine la plaine aujourd’hui encore. Une forteresse est édifiée également sur la butte volcanique du Kaiserstuhl.

Sous le feu de la guerre de trente ans

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Les territoires protestants d’Alsace en 1648. Source B.Vogler, Histoire des chrétiens d’Alsace des origines à nos jours. 1994

Cette guerre raye de la carte de nombreux villages.

Lors de la guerre de trente ans (1618-1648) de nombreux villages sont brûlés, les maisons démolies, et certains villages sont tout bonnement effacés du paysage. Ce chantier tragique sera accompli tour à tour par des armées protestantes et catholiques. Mansfeld, protestant, se chargera d’abord de détruire méthodiquement les abbayes et villages catholiques. Ferdinand II se chargera des quartiers protestants d’Haguenau et de Colmar. Les suédois, protestants, reviennent en force compléter le travail initial en 1633. Louis XIII, catholique, arrivera finalement en détruisant tout sur son passage.
Outre le massacres des habitants, ces pillages successifs provoquent sur une population épuisée de dramatiques épidémies de peste bubonique (1627, 1635) et de typhus. La chute de population est de 50% en Alsace, mais davantage encore en Lorraine ; elle atteint 80% dans le pays de Bitche.
L’économie rurale est anéantie : terres retournées en friches ou en forêts, confusion des parcelles, des soles et des bans ; endettement des particuliers et des communautés d’habitants ; désertion de certains villages ; seigneuries tombées en déshérence, etc.
Jusqu’à la fin de la guerre de trente ans, les petites régions se rattachent à l’un ou l’autre bloc au gré des alliances, des opinions religieuses et des coups de force des princes locaux, tandis que le pays de Mulhouse se rattache à la Suisse.

A la frontière est du royaume de France

L’Alsace exsangue est finalement unifiée et rattachée à la France par Louis XIV.

Les massacres et les destructions s’interrompent en plaine d’Alsace avec le traité de 1648
C’est un pays exsangue, en friche, avec lequel Louis XIV parvient à négocier le traité de Westphalie en 1648, qui accorde une liberté religieuse « entre Vosges et Rhin ». Louis XIV conserve l’autorité sur des enclaves Lorraines comme le pays de Bitche.

En 1678, le traité de Nimègue rattache l’Alsace à la France [5] et 3 ans plus tard, la ville de Strasbourg

L’ancienne décapole alsacienne n’est cependant pas complètement anéantie. Strasbourg ne capitulera face au roi qu’en 1681, renonçant à avec son statut de ville d’empire, tandis que Mulhouse restera rattachée à la confédération helvétique.
De nombreuses fortifications sont détruites, mais les châteaux en ruines sont souvent préservés sur leur éperon
Louis XIV s’empresse de faire détruire les murailles des anciennes villes fortes de la Décapole : Colmar en 1673, Haguenau en 1677. Au croisement des chemins, des calvaires sont implantés pour marquer l’autorité du roi et de la catholicité.

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Plan-relief de 1725/27, conservé au Musée Historique de Strasbourg. Phot. Claude Menninger.

Louis XIV consolide les frontières de l’Alsace fraîchement acquise. Dès l’année qui suit le rattachement de Strasbourg au royaume, Louis XIV lance le chantier de la fortification de Strasbourg, confiée à son ingénieur Vauban. Il fait fortifier également Huningue face à Bâle, Neuf-Brisach. Neuf-Brisach est établi sur la frontière fonctionnelle depuis l’époque romaine : en bordure du Rhin à la hauteur de Colmar, au cœur de la plaine d’Alsace. Ces chantiers injectent un budget considérable dans l’économie locale.

Au cœur de la partie germanophone du premier empire français (1805-1812)

L’unification politique de l’Alsace actuelle est complète pour la première fois à la révolution française. L’Alsace Bossue demande son rattachement à la toute jeune république en 1793, Mulhouse en 1798.
A cette date, l’Alsace est la seule région germanophone de la république. Elle ne le restera pas : Lors de l’extension du premier Empire, l’Alsace se retrouvera pendant 7 ans au cœur de la partie germanophone de la France.
L’histoire des sarrois de l’Alsace bossue est faite d’alliances complexes pour gagner une autonomie vis à vis des pouvoirs centraux. Ses fermes et ses villages sont clairement lorrains ; sa langue et sa religion protestante sont germaniques ; ses princes, cependant, ont obtenu une autonomie vis à vis de l’empereur germanique en se plaçant sous la protection du roi de France. La liberté de culte protestant initialement assurée par le roi de France depuis l’édit de Nantes (1598) est remise en cause par la révocation de l’édit en 1685 qui épargnait l’Alsace « d’entre Vosges et Rhin », mais impose à nouveau le catholicisme. A la révolution française, cette région subit à nouveau une répression religieuse.
La mobilisation locale est forte en faveur de la révolution française qui ouvre enfin un espace de liberté religieuse, politique et économique. L’adhésion à la nouvelle république est plébiscitée, principalement par les élites, puis acté début 1793. La république hésite et décide de rattacher ce morceau de Lorraine au département du Bas Rhin, en raison de la proximité de langue et de religion. Mulhouse, ville Suisse, demandera son rattachement à la toute jeune république en 1798.

De 1789 à 1945 : l’Alsace fille préférée, ou …sacrifiée

Après la révolution française, la république fait de l’Alsace un rempart contre l’ennemi, un avant-poste. L’Alsace s’affirme comme un pays frontière entre l’est et l’ouest. Chaque fois que le bruit de bottes se fait entendre, de gros budgets affluent pour la transformer en forteresse : en 1680 (fortifications Vauban), 1792, 1870, 1914, 1939 (ligne Maginot).

L’alsacien aura souvent changé de camp, de langue officielle, sans n’avoir rien demandé : jusqu’à … 4 fois en une seule génération !

A-partir de 1870, les « changements de camp » s’accélèrent dans une succession de basculements radicaux d’un bloc à l’autre.
Par trois fois, l’Alsace sera un enjeu majeur du conflit et se retrouvera annexée par le vainqueur. Les alsaciens qui échappent à l’exode et restent sur leur terre, leur entreprise, se retrouvent donc toujours malgré eux « du bon côté » : Louis XIV, Napoléon, Bismarck, Hitler, de Gaulle. Certains d’entre eux parviendront à bâtir tout de même de grandes dynasties d’entrepreneurs et d’industriels.
Cette histoire de « fille préférée » du pays alaman attire aujourd’hui encore une forme de jalousie de la part des voisins lorrains, Badois et des Suisses allemands, et comme toujours, non sans mépris puisque l’alsacien est réputé être toujours prêt à retourner sa veste.
Il est vrai qu’à chaque répit, heureusement parfois proches du siècle, la province renaît, développe rapidement des liens avec ses nouveaux maîtres, sauve ce qu’elle peut des liens avec l’ancien. Dès que les projecteurs s’éloignent, elle retrouve une relative autonomie de province frontière éloignée des capitales.

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De 1871 à 1918, l’Alsace a un statut particulier de « territoire d’empire » au sein de l’empire allemand

De 1871 à 1918, l’Alsace a un statut particulier de « territoire d’empire » au sein de l’empire allemand, souvent appelé le deuxième Reich par référence au premier, le saint empire romain germanique. Cet État-nation est le premier de l’histoire allemande, qui fera place à la république de Weimar en 1918 ; il regroupe 25 États dont 22 monarchies (royaumes, duchés, principautés) et trois villes républiques de la Hanse dont le statut rappelle celui de Mulhouse ou Strasbourg jusqu’au XVIIe siècle.

Le paysage alsacien est idéalisé par la propagande française

Outre les destructions massives, la grande guerre a laissé une empreinte dans le paysage alsacien : des fortins, des routes, mais aussi un paysage mythique diffusé par la propagande française. Cette vision bucolique de l’Alsace, immortalisée par le dessinateur Hansi, masque mal un esprit de revanche guerrier. La propagande a vécu, les dessins de Hansi sont restés.
Le paysage, au-delà de ces images nostalgiques, est sans doute pour quelque chose dans le sentiment d’appartenance alsacien. Le « heim [3] » de la maison familiale à pans de bois dans son village, avec des collines de bonnes terres, n’est pas dénué de fondement. Quant au panorama d’une plaine-jardin bien cadrée entre Rhin et Vosges, il reste un repère immuable, évident, clairement délimité, comme pour contrebalancer une histoire mouvementée.

La ligne bleue est une invention des poètes nationalistes français après la défaite de 1870.
Il est vrai que la ligne des Vosges est à la fois une limite politique, linguistique, et une composante paysagère très prégnante au-dessus de la plaine alsacienne. L’après-midi, la silhouette des Vosges trace à contrejour une ligne nette et froide, qui explique peut-être ce caractère « bleu ». A moins que la propagande ait voulu souligner, avant l’heure, le « blues » du pays perdu. Cette ligne de crête se fait plus discrète depuis le côté lorrain.
La silhouette de la Forêt Noire qui domine symétriquement la plaine alsacienne du côté allemand n’a jamais eu cette importance politique. Elle marque pourtant, elle aussi, sur la rive droite du Rhin, une limite politique entre le Bade, de tradition alamane, plus catholique, et le pays Souabe d’outre Forêt Noire, d’influence plus bavaroise, plus germanique et protestant. Ces deux régions n’ont pas marqué leur frontière de façon aussi marquée ; aujourd’hui, l’ensemble s’intègre dans le Land du Bade Wurtemberg.

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Les principaux sites de la grande guerre

l’Alsace, fille sacrifiée

L’Alsace-forteresse s’avèrera très relative : en 1870, elle est « lâchée » par la France aux prussiens pour qui elle représente une prise de guerre ; la France obtient de conserver exclusivement le territoire de Belfort. En 1914 elle est conquise par l’armée française, puis reprise par les prussiens dans l’année qui suit, avant d’être restituée à la France en 1918. En 1939, son rôle se cantonne à un avant-poste sacrifié aux nazis avant de subir la tornade de feu des flux et reflux des grandes armées aux derniers mois de la guerre [4]. L’amour de propagande s’avère lui aussi très relatif. Depuis les députés jusqu’aux conscrits, les alsaciens se sentent trahis ou humiliés par la Prusse dans les années 1910-1914.
L’alsacien toujours suspect
L’alsacien, avec sa culture multiple, est considéré comme suspect face à l’ennemi. Les princes le lui ont bien rendu : la province, toute idéalisée qu’elle ait été, est selon les cas « lâchée », trahie, « nettoyée », « ré éduquée ». Les jeunes alsaciens, il est vrai, ont battu les records de désertion lors des conscriptions de 1870 et de 1941, et ont parfois causé du souci à leurs adjudants [5], qui ne se sont pas privés de les traiter de « wackes [6] » ; la ré-éducation des anciens, quant à elle, a donné du fil à retordre à des générations d’instituteurs, policiers, sous-préfets des deux camps.
Ces basculements parfois surréalistes multiplient les déchirures internes –parfois intimes- L’alsacien a payé le prix fort à chaque transfert quand le nouveau maître lui a imposé de changer de culture, de code civil et de régime politique, parfois même de religion et de langue. A chaque invasion, mais aussi à l’issue de chaque guerre, la population déclarée indésirable est chassée de ses terres : en 1871, 1914, 1918, 1940, 1945. Ceux qui ont se sont engagés d’un côté, officiers, politiciens, en sortiront parfois broyés, à la fois ruinés et humiliés. La plupart du temps, l’alsacien ne demande rien ; à l’exception notable des années trente où les sirènes national socialistes font exploser la quasi-totalité des partis politiques, depuis les catholiques ultra jusqu’aux communistes : une frange séparatiste s’embarque dans une course à la revendication et en appelle à un soutien allemand. En guise d’autonomie, la république française commencera par abandonner une fois de plus l’Alsace à l’ennemi.
Quant aux nazis, ils entreprennent dès l’annexion en 1940 de « germaniser les alsaciens », en interdisant le dialecte, de les « ré éduquer » en gommant leurs spécificités culturelles. Ils interdisent l’usage du dialecte, du moins, de ses mots de racine française, envoient les rebelles au camp de ré éducation de Schirmeck. Le pire advient en août 1942 [7] : les jeunes, pourtant nés et éduqués en France, sont envoyés de force combattre sous l’uniforme de la Wehrmacht sur le front de l’est ou pire, sous l’uniforme des SS.

Ces épisodes renforcent en contrepartie le sentiment partagé d’une spécificité

Au final, qui a trahi qui ? La réponse peut être diamétralement différente selon qu’on la voit de l’intérieur ou de l’extérieur. De tous les grands dirigeants qui se sont succédés en Alsace, Charles de Gaulle est sans doute celui qui a eu le plus conscience de cette situation quasi incompréhensible par les français et les allemands « de l’intérieur ». Il a mis tout son poids dans la balance le 3 janvier 1945 auprès d’Eisenhower pour épargner aux Strasbourgeois deux revirements supplémentaires dans un climat de règlements de comptes exacerbé par la débâcle allemande.

Les cicatrices

Les sites de bataille de la grande guerre sont concentrés sur les crêtes et au pied des Vosges

Lors de la grande guerre, au moment où la stratégie acharnée consiste à conquérir les crêtes les unes après les autres, le massif vosgien forme une immense tranchée où le front s’enlise.
Aux abords des lignes d’attaque et des lignes de front, tout le patrimoine est détruit : villages, ponts. Les grands sites de bataille, situés sur des crêtes, ont droit chacun à leur immense cimetière et à leur mémorial.

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La poche de Colmar. Etape décisive dans la libération de l’Alsace, les combats de la poche de Colmar laissèrent derrière eux un spectacle de désolation : champs de ruines, chars calcinés…

Les cicatrices de la guerre de 1940-45- laissent des bourgs reconstruits dont le charme historique a été anéanti lors d’un bombardement

Des villages sont quasiment rasés dans deux grandes poches de combat : autour de la ligne Maginot en juin 1940 (ex : Aschbach), et dans la poche de Colmar entre le 31 déc. 1944 et le 8 février 1945 (ex : Ammerschwihr, Bennwihr, Metzeral). Les baraquements de relogement des déplacés ne disparaîtront qu’après 1955.

Le mémorial présente toujours un risque d’amalgames, qu’il soit prussien, royal, ou républicain

Les alsaciens ont un point commun avec de nombreux peuples d’Europe centrale : la mémoire est une question délicate car chaque village porte les cicatrices de vieilles plaies entre des populations que la grande histoire a voulu écarteler. La même génération a dû tour à tour, au gré du prince, adorer des héros et des martyrs, puis les haïr en ennemis et en traîtres ; changer de religion, de langue, de culture. Le socle des statues a vu boulonner et déboulonner des bustes ennemis. Rois et empereurs ont souvent voulu mobiliser un clan à leur service : catholiques francophiles contre luthériens germanophiles, etc. Avant 1914, plusieurs études, ouvrages, cherchent à rattacher l’Alsace au côté français. Des historiens invoquent la présence de tombes celtiques dans la partie la plus germanique d’Alsace, entre Haguenau et Bischwiller ; le pinceau de Hansi cultive la nostalgie de l’Alsace française et le mépris du prussien. Ces références ressurgissent tout au long de la seconde guerre mondiale

L’histoire, pourtant, contredit ces limites trop péremptoires. La fracture est souvent passée au sein d’une même famille, d’une même fratrie, d’une même rue de village, non sans dommages. Ici plus qu’ailleurs, ces fractures ont été subies, imposées de l’extérieur par une situation par trop stratégique.
Le défi est toujours d’éviter les amalgames des francophones et des germanophones « de l’intérieur », qui fâchent souvent les alsaciens : être francophone n’implique pas forcément d’être anti-germain, et ne protégeait pas contre les sirènes nazies ; à l’inverse, être germanophone n’est pas forcément synonyme de préférence pour la Prusse, ni pour le nazisme, loin de là.
La liste des événements propices à ces amalgames est longue. Citons-en quelques-uns qui défient les catégories trop simplistes :
1870 : Les allemands « proposent » l’émigration aux alsaciens francophiles, mais cependant germanophones.
1894 à 1906 : Pour un Dreyfusard, un officier alsacien ayant opté pour rester Français à 22 ans, engagé dans l’armée française, polytechnicien, est à priori loyal à sa patrie. Pour un anti-Dreyfusard, Dreyfus est doublement suspect de traîtrise à la France : comme juif, et comme alsacien.
1913 : L’affaire de Saverne révèle les tensions entre officiers pangermanistes et soldats alsaciens traités de « wackes ». Par mesure de sanction, les conscrits alsacien lorrains seront beaucoup envoyés sur le front de l’est.
1918 : La république victorieuse impose l’émigration à des alsaciens germanophiles, qui sont pourtant souvent francophones.
1941 : Le 3e Reich impose l’émigration aux alsaciens francophiles, souvent aussi germanophones.
1942 : Le 3e Reich incorpore les jeunes alsaciens dans l’armée nazi le 25 août ; il en fait des « malgré nous » et les envoie, comme leurs pères, se faire tuer sur le front de l’est.
1941-1944 : Le Struthof : à cinquante kilomètres de Strasbourg, les nazis établissent un camp de concentration situé sur le territoire français : Natweiler Struthof... 10 à 15 000 hommes y meurent d’épuisement, dont beaucoup d’alsaciens réfractaires au nazisme. Mais les premiers hommes envoyés mourir dans ce camp sont pourtant des allemands opposants au nazisme.
1945 : La France victorieuse impose l’émigration à des alsaciens germanophiles ou collaborateurs, et aux allemands qui s’y étaient établis.
1953 : Le procès de Bordeaux juge des alsaciens « malgré nous » co-auteurs du massacre d’Oradour. Beaucoup d’Alsaciens y reconnaissent des enfants du pays manipulés et massivement sacrifiés sur le front de l’est par les nazis ; l’incompréhension atteint son comble entre alsaciens et français de l’intérieur, qui crient à la trahison.
Certains de ces évènements de l’histoire alsacienne ont d’imposants mémoriaux ; d’autres pas. Les monuments aux morts comportent souvent une mention qui, à défaut de réconcilier, fait consensus : « à nos enfants victimes des guerres ».

La culture alsacienne cultive ainsi des ferments de réconciliation si souvent mise à mal entre frères, voisins, parents et enfants. Sous l’aspect lisse des marchés de noël, des géraniums aux fenêtres et des bals à flonflon, se cachent pèle mêle de drôles de héros, un drôle d’humour. La fête populaire et la fête familiale relèvent peut-être d’un art de côtoyer « ceux d’en face », de partager un moment bon enfant en évitant de réveiller les vieux démons. Cette règle tacite est peut être une forme de résistance populaire pleine de sagesse. Un art de la résilience dès que le beau temps revient. Et chacun sait que le soleil brille en Alsace, comme nulle part ailleurs, ni en France ... ni en Allemagne.

[1] Les francs s’installent en Alsace suite à leur victoire à Tolbiac en 506, avec le soutien de Clovis. Lors de la bataille de Tolbiac, près de Cologne le roi franc germain Sigebert en appelle au roi franc Clovis pour vaincre une bonne fois les Alamans. C’est au retour de cette bataille que la légende raconte que Clovis, estimant avoir eu le soutien miraculeux du dieu chrétien, demandera le baptême à Reims. La bataille a sans doute été plus complexe, et la conversion de Clovis peut être antérieure… La défaite des alamans reste, dans l’historiographie, une date clef de la christianisation du pouvoir politique en Europe.

[2] 746 : massacre de Cannstatt. Le carolingien Carloman fait assassiner les dirigeants alémaniques sous le prétexte qu’ils auraient participé à un soulèvement contre lui.

[3] Heim : ce mot germanique est à rapprocher du Home anglais. Dans tous les secteurs de colonisation germaniques en Europe centrale, le « Heimat » a pris le sens nostalgique –parfois revendicatif- de pays perdu.

[4] 1944 : le 31 décembre, début de la contre-attaque allemande baptisée Nordwind, qui évolue de janvier à mars en la « poche de Colmar », très durement reconquise par les alliés, avec de très gros dégâts sur les villages.

[5] 1913 : L’affaire de Saverne. Un sous-lieutenant prussien stationné à Saverne, ville de cantonnement de deux bataillons du 99e régiment d’infanterie, traite ses recrues alsaciennes de « Wackes » (racaille), en dépit d’un règlement militaire qui bannit les injures à la troupe. L’affaire fera scandale, car elle révèle le mépris des minorités nationales par les autorités centrales civiles et militaires ; elle alimentera une méfiance envers le Kaiser Guillaume II, bien au-delà de l’Alsace, qui justifiera l’autoritarisme de la hiérarchie militaire du Kaiser pendant le guerre, et qui pèsera lourd dans la révolution de 1918. Cette dureté s’exercera en particulier envers les recrues alsaciennes, envoyées sur le front de l’est –déjà- car leur loyauté nationaliste sera désormais suspecte. L’affaire justifiera l’emploi courant, en anglais, du terme « zabernism », qui désigne l’autoritarisme militaire.

[6] Wackes : « voyou » ou « racaille » en argot allemand ; au sens propre, un wacke est un caillou dur gréseux, en français également. Ce terme méprisant a été beaucoup employé envers les alsaciens en 1870 (où il a provoqué l’affaire de Saverne) et 1940-45. Le terme Waggis reste courant en pays alaman, avec une tonalité plus simplement moqueuse envers les alsaciens, de la même façon que les alsaciens ne se privent pas de se moquer des allemands en les appelant les Schwaben ou les Schwob (souabes).

[7] 1942 : Le Gauleiter Robert Wagner, responsable de l’Alsace, constate le faible engouement des jeunes alsaciens pour s’engager dans la Wehrmacht. Il persuade alors Adolf Hitler –réticent, car il se méfie des alsaciens- d’instaurer le service militaire obligatoire en Alsace-Moselle. Le décret est publié le 25 août.