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Le paysage minier du bassin potassique

Extrait de « Le paysage au service du territoire : l’exemple du Bassin potassique alsacien » Annales de géographie 1/2008 (n° 659) article de François Besancenot, Docteur en Géographie

Naissance d’un paysage minier

L’exploitation pendant près d’un siècle du gisement de potasse a mis en place un paysage lié à un système économique et social, judicieusement pensé par les MDPA (fig. 1). Un développement économique prodigieux (la production de potasse quintupla entre 1940 et 1975) permit au Bassin mais aussi à l’Alsace de bénéficier d’une manne financière considérable. Les Mines réalisent dans les années 1950 13 % du chiffre d’affaires du Haut-Rhin, sans compter les 15 milliards de francs de devises qu’elles rapportent chaque année à la France. La production annuelle passe de 3 millions de tonnes en 1940 à 6 millions en 1950 pour culminer à 12 millions dans les années 1970 (Rietsch, 2002). Les bénéfices permettent, dès les années 1930, de satisfaire les ambitions paternalistes des Mines, initiées par leur directeur général Pierre de Retz. La socialisation des travailleurs, essentielle pour les maintenir à la mine, donne naissance à un « paysage territorialisé ».

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Des ambiances de cité-jardin au cœur de la cité minière. Wittelsheim

Socialiser sous-entend promouvoir la sécurité au travail, le confort des cités-jardins, les clubs et les associations, l’école, les services médico-sociaux et la religion (en construisant des églises de confession essentiellement catholique et fréquentées par une importante communauté polonaise). La mise en place de ces structures mais aussi l’aménagement de routes, de voies ferrées et autres installations minières, permettent l’appropriation progressive du paysage par les habitants

Le système carreau-cité, unité paysagère du bassin

La présence conjointe de carreaux miniers et de puits d’extraction à proximité des cités a érigé, jusqu’à la fermeture du dernier puits (Amélie I) en 2002, un système industriel impliquant l’existence de logements destinés au personnel MDPA (ouvriers, employés et ingénieurs). Le système carreau-cité concerne toutes les communes du Bassin potassique. Cette unité paysagère devint, au fil du temps, l’objet essentiel des perceptions et des représentations des mineurs et de leurs familles. Cette exception minière fut l’objet de descriptions ironiques : « l’enfant qui naît dans la potasse, va fréquenter l’école de la potasse, respirant l’air de la potasse ; les habitants se rendent à l’église de la potasse consacrée à Notre-Dame de la Potasse ; après le travail, les mineurs vont au bistrot de la potasse ; ils participent aux sociétés culturelles et aux cliques de musique de la potasse ; et tout le monde finit par être enterré au cimetière de la potasse » (Wackermann, 1989).
Les comportements au travail (solidarité, hiérarchie, aisance à communiquer, etc.) se reproduisent dans les cités dont la conception s’inscrit dans une tradition inaugurée dès 1853 par la bourgeoisie industrielle de Mulhouse (fig. 3), elle-même inspirée du philanthropisme protestant de la seconde moitié du XIXe siècle. Ces cités de type pavillonnaire apportent « un peu de milieu rural en pleine ville dans une atmosphère de quartier populaire » (Wackermann, 1989).

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Les cités sont implantées sur le site industriel, en retrait de la ville.

Située aux marges du territoire communal et à l’écart de l’agglomération principale, au milieu des champs et des bois, la cité a dû rapidement s’équiper de structures lui garantissant une certaine indépendance économique et sociale. Elle était le plus souvent composée d’une église ou d’une chapelle, d’écoles, d’une salle de fêtes, de commerces, d’une cantine, d’une maison de jeunes, d’un terrain de sport, d’un établissement de bains-douches et d’une résidence sociale conduite par une assistante sociale, une infirmière et une monitrice d’enseignement ménager. En échange du travail fourni, la Mine se met au service du mineur jusque dans ses loisirs et ses besoins essentiels.

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Cité minière à Wittelsheim

Sur le plan résidentiel, le pavillon familial l’emporte. Coiffé d’un toit alsacien typique, entouré d’un jardin de 4 à 5 ares, il borde la rue. Il associe des éléments de la maison rurale alsacienne et du cottage anglais. L’espace disponible assure l’aisance des relations de voisinages. Le pavillon combine à la fois le bon vivre de la maison rurale et la propreté de la ville. Pour ne pas renouveler l’expérience des corons du Nord ou de Lorraine, où le parc de logements miniers est souvent inconfortable (habitations souvent étroites et uniformes à un étage) et nettement plus ancien que le parc régional, le maître d’ouvrage insiste sur la variété des styles, en particulier des toitures et des façades. L’organisation paysagère est conçue afin d’éviter rigidité et austérité. Les rues sont incurvées et les alignements droits sont coupés. Les maisons possèdent un recul suffisant, les rues sont bordées d’arbres et les espaces verts évitent la monotonie.

De l’économique au symbolique

La fin progressive de l’activité minière, amorcée dès les années 1960, favorisa la « dilution identitaire » des cités qui s’explique en partie par le départ d’anciens et l’arrivée de nouveaux résidents. Si, en 2001, deux tiers des habitants des cités appartenaient à des familles de mineurs, depuis plus de trente ans l’identité minière perd du terrain et ne se retrouve plus que chez les anciens. Avec l’effacement des MDPA, certains mineurs vont jusqu’à évoquer la perte d’une raison d’être. Les Mines se sont presque totalement désengagées de leurs œuvres sociales (associations culturelles et récréatives, clubs sportifs…) et continuent d’abandonner leurs infrastructures (routes, bâtiments publics, réseaux d’assainissement…). Ce désengagement induit de fait des activités de mise en valeur ou de « table rase ». L’espace de socialisation, c’est-à-dire un paysage et un territoire de culture et d’administrations communes, change de nature.
De manière directe ou indirecte, les anciens mineurs et leur famille s’efforcent de préserver l’identité du bassin. L’enquête menée en 2001, auprès d’un échantillon de 1 000 personnes sur les quelque 63 000 que compte le bassin, montre que la plupart des habitants se disent appartenir au Bassin potassique plus qu’à leur commune (Besancenot, 2006). Les faits de sociabilité comme les pratiques paysagères propres au Bassin y sont pour beaucoup. Ces pratiques tirent leurs caractéristiques et leur originalité de la qualité architecturale et de la conception urbanistique des cités. Il existe une réelle identité patrimoniale. L’esprit de clocher, qui s’est toujours manifesté d’un puits à l’autre, se retrouve dans la cité.

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La réhabilitation par les MDPA du carreau Joseph-Else en parc éco-industriel : SECOIA (Sphère éco-industrie d’Alsace) se veut être un site industriel exemplaire en matière de développement durable. Créée en 1999, cette Zone d’aménagement concerté s’étend sur 42 ha. Les entreprises qui s’y implantent doivent être respectueuses de l’environnement ou intervenir sur le marché de l’environnement.

Le précieux héritage paysager des MDPA est aussi marqué par l’inféodation du bâti industriel à l’extraction minière. La gestion de ce patrimoine relève désormais de la compétence des douze communes du bassin. Pour les anciens mineurs, le paysage minier revêt une importance capitale. Certains redoutent, par la destruction inéluctable des carreaux et de certains terrils, la disparition de la « marque de fabrique » Bassin potassique. Par des réalisations et des projets muséologiques, les associations pour le souvenir comme « Kalivie » ou le « Groupe Rodolphe » tentent de faire vivre le souvenir de la mine. Elles se composent d’anciens mineurs agissant bénévolement pour la survivance du patrimoine, de la mémoire de leur métier et de tout ce qui a trait à l’activité minière. La récente intégration du carreau Rodolphe à l’Écomusée d’Alsace d’Ungersheim, diligentée par l’ex-Communauté de communes du Bassin potassique (CCBP), relève d’une réelle volonté politique : le travail de mémoire étant avant tout une déclinaison publique d’identité. Reste à savoir si la mémoire collective, accompagnée de la conservation paysagère, contribuera à préserver l’identité du bassin. D’autant plus qu’au phénomène de dilution identitaire s’ajoutent des logiques territoriales souvent contradictoires